Mon cher ami,
Ci-inclus une lettre qui est arrivée d'hier, mais que
le concierge ne m'a pas tout de suite remise.
J'ai été au Tambourin puisque, si je n'y allais pas, on
aurait pensé que je n'osais pas.
Alors j'ai dit à la Segatori, que dans cette affaire je ne la jugerais pas,
mais que c'était à elle de se juger elle-même.
Que j'avais déchiré le reçu des tableaux,
mais qu'elle devait tout rendre.
Que si elle n'était pas pour quelque chose dans ce qui m'est arrivé,
elle aurait été me voir le lendemain.
Que puisqu'elle n'est pas venue me voir, je considérais qu'elle savait
qu'on me chercherait querelle, mais qu'elle a cherché
à m'avertir en me disant «Allez-vous-en » ce que je
n'ai pas compris, et d'ailleurs n'aurais peut-être pas
voulu comprendre.
Ce à quoi elle a répondu que les tableaux et tout le reste
étaient à ma disposition.Elle a maintenu que moi j'avais cherché
querelle - ce qui ne m'étonne pas - sachant que si elle
prenait parti pour moi, on lui ferait des atrocités.J'ai vu le garçon aussi
en entrant, mais il s'est éclipsé.Maintenant je n'ai pas
voulu prendre les tableaux tout de suite, mais j'ai dit que quand tu
serais de retour on en causerait, puisque ces tableaux t'appartenaient
autant qu'à moi, et qu'en attendant je l'engageais à réfléchir
encore une fois à ce qui s'était passé. Elle n'avait pas bien
bonne mine, et elle était pâle comme de la cire, ce qui n'est pas bon signe.
Elle ne savait pas que le garçon était monté chez
toi - si cela est vrai - je serais encore davantage porté à croire
qu'elle a plutôt cherché à m'avertir qu'on me chercherait querelle,
que de monter le coup elle-même. Elle ne peut pas comme elle voudrait.
Maintenant j'attendrai ton retour pour
agir.
J'ai fait deux tableaux depuis que tu es parti.Maintenant j'ai
encore deux louis, et je crains que je ne saurai comment passer
les jours d'ici jusqu'à ton retour.
Car remarque que lorsque j'ai commencé à travailler à Asnières,
j'avais beaucoup de toiles et que Tanguy était très bon pour moi.
Cela à la rigueur il l'est tout autant, mais sa vieille sorcière de femme
s'est aperçue de ce qui se passait et s'y est opposée. Maintenant j'ai
engueulé la femme à Tanguy, et j'ai dit que c'était de sa faute à elle,
si je ne leur prendrais plus rien. Le père Tanguy est sage assez pour
se taire, et il fera tout de même ce que je lui demanderai.Mais avec
tout cela le travail n'est pas bien commode.
J'ai vu de Lautrec aujourd'hui, il a vendu un tableau, je crois par Portier.
On a apporté une aquarelle de Mme Mesdag, que je trouve
très belle. 1
Maintenant j'espère que ton voyage là-bas t'amusera, dites bien
des choses de ma part à ma mère, à Cor et à Wil. Puis si tu peux faire
de façon que je ne m'embête pas trop d'ici jusqu'à ton retour,
en m'envoyant encore quelque chose, je tâcherai de te faire
encore des tableaux - car je suis tout à fait tranquille pour
mon travail. Ce qui me gênait un peu dans cette histoire, c'est
qu'en n'y allant pas, au Tambourin, cela avait l'air lâche. Et cela
m'a rendu ma sérénité d'y être
allé.
Je te serre la main.
Vincent
1. Probably “Grapes and Pears.”
At this time, Vincent was 34 year oldSource: Vincent van Gogh. Letter to Theo van Gogh. Written Summer 1887 in Paris. Translated by Robert Harrison, edited by Robert Harrison, number 461. URL: https://www.webexhibits.org/vangogh/letter/17/461-fr.htm.
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