Mon cher ami,
Je te remercie de ta lettre et de ce qu'elle contenait.
Je me sens triste de ce que même en cas de succès, la peinture ne
rapportera pas ce qu'elle coûte.
J'ai été touché de ce que tu écris de la maison:
« On se porte assez bien, mais pourtant c'est triste
de les voir. » Il y a une douzaine d'années pourtant on aurait juré que
quand même la maison prospérerait toujours et que cela marcherait. Cela ferait
bien plaisir à la mère si ton mariage réussit, et pour ta
santé et tes affaires il faudrait pourtant ne pas rester seul.
Moi je me sens passer l'envie de mariage et d'enfants et
à des moments je suis assez mélancolique d'être comme ça à
35 ans lorsque je devrais me sentir tout autrement.
Et j'en veux quelquefois à cette sale peinture.
C'est Richepin qui a dit quelquepart:L'amour de l'art
fait perdre l'amour vrai. Je trouve cela terriblement juste,
mais à l'encontre de cela, l'amour vrai dégoûte de l'art.
Et il m'arrive de me sentir déjà vieux et brisé, et pourtant encore
amoureux assez pour ne pas être enthousiaste pour la peinture.
Pour réussir il faut de l'ambition, et l'ambition me semble absurde.
Il en résultera je ne sais quoi, je voudrais surtout t'être moins à charge - et
cela n'est pas impossible dorénavant - car j'espère faire du
progrès de façon à ce que tu puisses hardiment montrer ce que je fais
sans te compromettre. Et puis je me retire quelquepart
dans le Midi, pour ne pas voir tant de peintres qui me
dégoûtent comme hommes.
Tu peux être sûr d'une chose, c'est que je ne chercherai plus à
travailler pour le Tambourin - je crois aussi que cela passera
dans d'autres mains, et certes je ne m'y oppose pas.
Pour ce qui est de la Segatori, cela c'est une tout autre affaire,
j'ai encore de l'affection pour elle, et j'espère qu'elle en a encore
pour moi aussi.Mais maintenant elle est mal prise,
elle n'est ni libre ni maîtresse chez elle,
surtout elle est souffrante et malade. Quoique je
ne dirais pas cela en public - j'ai pour moi la conviction qu'elle s'est
fait avorter (à moins encore qu'elle ait eu une fausse grossesse)
- quoi qu'il en soit, dans son cas je ne la blâmerais pas.
Dans deux mois elle sera remise j'espère, et alors elle
sera peut-être reconnaissante de ce que je ne l'ai pas gênée.
Remarquez que si en bonne santé et de sang-froid, elle
refuserait de me rendre ce qui est à moi, ou me ferait du tort quelconque
je ne la ménagerais pas - mais cela ne sera pas nécessaire.
Mais je la connais assez bien pour avoir encore confiance en elle.
Et remarquez que si elle réussit à maintenir son établissement, au point
de vue des affaires je ne lui donnerais pas tort de préférer être
la mangeuse et non la mangée. Si pour réussir elle me marcherait un peu
sur le pied, à la rigueur, elle a carte blanche. Quand je l'ai revue
elle ne m'a pas marché sur le coeur, ce qu'elle aurait fait si
elle était aussi méchante qu'on la dit.
J'ai vu Tanguy hier, et il a mis dans la vitrine une toile que
je venais de faire, j'en ai fait quatre depuis ton départ et j'en ai
une grande en train. Je sais bien que ces grandes toiles longues
sont de vente difficile, mais plus tard on verra qu'il y a
du plein air et de la bonne humeur. Maintenant le tout fera une
décoration de salle à manger ou de maison de campagne. Et si tu te mettais
bien amoureux et si tu te mariais ensuite, il ne me
semblerait pas impossible que tu arrives à conquérir une
maison de campagne toi-même, comme tant d'autres marchands de tableaux.
Si on vit bien on dépense plus, mais on gagne plus de terrain aussi,
et peut-être réussit ou mieux par le temps qui court en ayant l'air
riche, qu'en ayant l'air gêné. Il vaut mieux se faire du bon sang que de se suicider.
Bien des choses à tous à la maison.
b. à t.
Vincent
At this time, Vincent was 34 year oldSource: Vincent van Gogh. Letter to Theo van Gogh. Written Summer 1887 in Paris. Translated by Robert Harrison, edited by Robert Harrison, number 462. URL: https://www.webexhibits.org/vangogh/letter/17/462-fr.htm.
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