Lettre W07
Arles, 9 et 16 Septembre 1888
Ma chère soeur,
Ta lettre m'a fait bien plaisir et aujourd'hui
j'ai le loisir de te répondre tranquillement. Ainsi ta visite à
Paris a bien réussi, je voudrais bien que l'année prochaine
tu viennes ici également. Dans ce moment je suis en train de meubler
l'atelier de façon à pouvoir toujours loger
quelqu'un. Car il y a 2 petites pièces en haut
qui donnent sur un jardin public très joli et où le matin on peut
apercevoir le soleil levant. Une de ces pièces je l'arrangerai
pour loger un ami et l'autre sera pour moi.
Là je veux rien que des chaises de paille et une table et
un lit en bois blanc. Les murs blanchis à la chaux,
le carreau rouge.
Mais j'y veux un grand luxe de portraits et
d'études peintes de figures que je compte faire au fur
et à mesure. J'en ai un pour commencer, le
portrait d'un jeune impressionniste Belge. Je l'ai peint
un peu en poète, la tête fine & nerveuse se détachant sur
un fond de ciel de nuit d'un outremer profond avec les
scintillements des étoiles..
Maintenant l'autre chambre je la voudrais presque élégante avec un
lit en noyer à couverture bleue.
Et tout le reste, la table à toilette
et la commode également, en noyer mat. Dans cette
toute petite pièce je veux, à la japonaise, fourrer
au moins 6 très grandes toiles, surtout les énormes
bouquets de tournesols Tu sais que les Japonais
cherchent instinctivement des contrastes et mangent des piments sucrés,
des bonbons salés et des glaces frites et des fritures glacées. Alors
aussi dans une grande chambre il faudrait probablement selon le même système ne
mettre que de forts petits tableaux, mais dans une toute
petite pièce on en mettra beaucoup de grands. J’espère que le jour viendra
où je pourrai te montrer ce beau pays d'ici.
Je viens de terminer une toile qui représente un intérieur de
café la nuit éclairé par des lampes. Quelques pauvres
rôdeurs de nuit dorment dans un coin. La salle est peinte
en rouge et là-dedans sous le gaz le billard vert
qui projette une immense ombre sur le plancher.
Dans cette toile il y a 6 ou 7 rouges différents depuis le rouge
sang jusqu'au rose tendre faisant opposition à autant
de verts pâles ou foncés.. J'en ai aujourd'hui envoyé un dessin à Theo
qui est comme un crépon japonais.
Theo m'écrit qu'il t'a donné des japonaiseries.
C'est certes le moyen le plus pratique pour arriver à comprendre
la direction qu'actuellement a prise la peinture colorée
et claire.
Pour moi ici je n'ai pas besoin de japonaiseries car je
me dis toujours qu'ici je suis au Japon. Que
conséquemment je n'ai qu'à ouvrir les yeux et à peindre droit
devant moi ce qui me fait de l'effet.
As-tu vu chez nous un tout petit masque de femme japonaise
souriante et grasse ? Il est bien surprenant d'expression, ce petit
masque-là. Y aurais-tu pensé d'emporter pour toi un tableau de moi ? Je
l'espère et je suis assez intrigué pour savoir lequel tu aurais choisi.
J'avais moi pensé que tu aurais pris les cabanes blanches
sous le ciel bleu dans de la verdure que j'ai faites à
Saintes-Maries au bord de la Méditerranée..
Je devrais déjà être retourné à Saintes-Maries maintenant qu'il
y a du monde sur la plage. Mais enfin, j'ai tellement à faire
ici-même. Je veux maintenant absolument peindre un ciel étoilé.
Souvent il me semble que la nuit est encore plus richement colorée
que le jour, coloré des violets, des bleus et
des verts les plus intenses. Lorsque tu y feras attention
tu verras que de certaines étoiles sont citronnées, d'autres ont des feux roses,
verts, bleus, myosotis. Et sans insister davantage
il est évident que pour peindre un ciel étoilé il ne suffise point
du tout de mettre des points blancs sur du noir bleu.
Ma maison ici est peinte en dehors en jaune beurre frais
à volets vert cru, et elle est en plein
soleil sur la place où il y a un jardin vert, de platanes,
de lauriers roses, d'acacias. En dedans elle est toute blanchie à la chaux
et le sol est en briques rouges. Et le ciel bleu
intense dessus. Là-dedans je peux vivre et respirer,
moi, et réfléchir et peindre.
Or je n'en doute guère que pour toi aussi, tu aimerais
énormément le Midi. C'est le soleil qui ne nous a jamais assez pénétrés,
nous autres du Nord.
Il y a déjà plusieurs jours
que j'ai commencé cette lettre jusqu'ici et je reprends maintenant.
J'ai été interrompu justement par le travail que m'a donné
de ces jours-ci un nouveau tableau représentant l'extérieur d'un café le
soir. Sur la terrasse il y a de petites figurines de buveurs.
Une immense lanterne jaune éclaire la terrasse,
la devanture, le trottoir, et projette même une
lumière sur les pavés de la rue qui prend
une teinte de violet rose. Les pignons des maisons
d'une rue qui file sous le ciel bleu constellé
d'étoiles, sont bleu foncé ou violets avec un arbre vert. Voilà
un tableau de nuit sans noir, rien qu'avec
du beau bleu et du violet et du vert et dans cet entourage la place
illuminée se colore de souffre pâle, de citron vert. .
Il est bien vrai que dans l'obscurité je peux prendre un bleu
pour un vert, un lilas bleu pour un lilas rose, puisqu'on ne
distingue pas bien la qualité du ton. Mais c'est le seul moyen
de sortir de la nuit notre conventionnelle avec une pauvre
lumière blafarde et blanchâtre, alors que pourtant une simple bougie
déjà nous donne les jaunes, les orangés les plus riches.
J'ai aussi fait un nouveau portrait de moi-même comme étude où j'ai
l'air d'un Japonais.
Tu ne m'as jamais dit si tu avais lu Bel-Ami de Guy de Maupassant,
et ce que tu penses maintenant en général de son talent.
Je dis cela parce que le commencement de Bel-Ami est justement
la description d'une nuit étoilée à Paris avec les cafés illuminés
du Boulevard et c'est à peu près ce même sujet que je viens de
peindre maintenant.
Parlant de Guy de Maupassant je trouve bien beau ce qu'il
fait et je te recommande bien de lire tout ce qu'il a fait.
Zola, Maupassant, de Goncourt, il faut les avoir lu aussi
complètement que possible pour voir un peu clair dans le
roman moderne. As-tu lu du Balzac ?
Je le relis encore ici.
Ma chère soeur je crois que actuellement il faut peindre
les aspects riches et magnifiques de la nature. Nous avons
besoin de gaîté et de bonheur, d’espérance et d'amour.
Plus je me fais laid, vieux, méchant, malade, pauvre, plus
je veux me venger en faisant de la couleur brillante, bien arrangée,
resplendissante. Les bijoutiers sont vieux et laids aussi,
avant de savoir bien arranger les pierres précieuses. Et arranger
les couleurs dans un tableau pour les faire vibrer et
valoir par leur opposition cela c'est quelque chose comme
d'arranger les bijoux ou d'inventer des costumes. Tu vas voir
qu'en regardant habituellement maintenant les japonaiseries
tu aimeras encore davantage a faire des bouquets, à
travailler dans les fleurs. Je dois finir cette lettre si je veux
la faire partir aujourd'hui. Je serai très content d'avoir le portrait
de la mère dont tu parles, n'oublie donc pas de me l'envoyer.
Dis-lui bien des choses de ma part à la mère. Je pense souvent à vous
deux et j'en suis bien content de ce que maintenant tu connais un peu mieux notre vie.
Je crains bien que Theo se trouvera trop seul, mais de ces
jours-ci il aura un peintre impressionniste Belge,
celui dont je te parle plus haut qui viendra passer un temps
à Paris. Puis il y aura beaucoup d'autres peintres qui vont bientôt
rentrer à Paris avec leurs études faites pendant
la belle saison …
Je t'embrasse bien et la mère.
t. à t. Vincent.
At this time, Vincent was 35 year oldSource: Vincent van Gogh. Letter to Wilhelmina van Gogh. Written 9 and 16 September 1888 in Arles. Translated by Robert Harrison, edited by Robert Harrison, number W07. URL: https://www.webexhibits.org/vangogh/letter/18/W07-fr.htm.
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