Mon cher Theo,
Tout en n'ayant rien de bien bien imprévu à te raconter,
j'y tiens néanmoins à te faire savoir que lundi passé j'ai revu l'ami Roulin.
Il y avait d'ailleurs un peu de quoi, la France tout entière ayant frémi.
Certes à nos yeux à nous l'élection et ses résultats et ses
représentants ne sont que symboles. Mais ce qui est une fois
de plus prouvé c'est que les ambitions et gloires mondaines s'en vont,
mais que, jusqu'à présent, le battement du coeur humain demeure le même,
et en rapport autant avec le passé de nos pères enterrés,
qu'avec la génération à venir.
J'ai eu ce matin une bien amicale lettre de Gauguin,
à laquelle sans tarder j'ai répondu. Lorsque Roulin est venu j'avais
juste fini la répétition de mes tournesols, et je lui ai montré
les deux exemplaires de la berceuse
entre ces quatre bouquets-là.. Roulin
te donne bien le bonjour.
Il avait assisté dimanche à Marseille à la manifestation de
la foule à l'heure où le résultat des élections était télégraphié de Paris.
Marseille comme Paris a été ému jusqu'au fond des fonds des entrailles
du peuple tout entier et taciturne.
Eh bien! qui est-ce qui osera maintenant commander feu à n'importe
quel canon, mitrailleuse ou fusil Lebel, alors que tant de coeurs sont
tout donnés d'avance pour servir de bouchons aux canons?
D'autant plus que certes les victorieux politiques de ce grand jour
d'aujourd'hui, Rochefort et Boulanger, d'un commun accord ambitionneront
plutôt le cimetière que n'importe quel trône. Enfin telle était notre
conception de l'événement, non seulement de Roulin et de moi,
mais de bien d'autres. Nous étions bien émus quand même. Roulin me
disait qu'il avait presque pleuré en voyant cette foule marseillaise
silencieuse, et qu'il n'était revenu à soi que lorsqu'en se retournant
il voyait derrière lui de très, très vieux amis, qui hésitaient à le
reconnaître par un grand hasard. Alors ils ont été souper
ensemble jusqu'à tard dans la nuit.
Tout en étant très fatigué il n'avait pas pu résister au désir de venir
à Arles pour revoir sa famille, et tombant presque de sommeil et tout
pâle il est venu nous serrer la main. Je pouvais justement lui montrer
les deux exemplaires du portrait de sa femme,
ce qui lui faisait plaisir.
Tout le monde ici est bon pour moi dans les voisins, etc., bon et
prévenant comme dans une patrie.
Je sais déjà que plusieurs personnes d'ici me demanderaient des
portraits s'ils osaient les demander. Roulin, tout pauvre diable et petit
employé qu'il est, étant très très estimé ici, on a su que j'avais
fait toute sa famille.
Mon cher frère, dans la suite, nous pourrons certes encore tomber dans la souffrance,
dans les erreurs, dans le malheur, je ne dis pas non. Mais nous aurons toujours travaillé dans
ce 89-ci avec les Français que nous aimons tant, comme, de leur côté aussi,
tils nous font sentir la patrie. Or cela, c’est toujours cela de vécu.
Ne parle pas à ta fiancée de cette affaire entre nous. Laisse moi,
ainsi que je l’ai demandé, travailler jusqu’au dernier mars. Et d’ici là j’aurai
fait quelques toiles d’impressionnistes, allez.
J'ai mis aujourd'hui une 3me berceuse en train.
Je sais bien que ce n'est ni dessiné ni peint aussi
correctement que du Bouguereau, ce que je regrette presque,
ayant le désir d'être correct sérieusement. Mais cela n'étant donc
fatalement ni du Cabanel, ni du Bouguereau j'espère pourtant que
cela soit Français.
Il a fait aujourd'hui un temps magnifique sans vent, et j'ai tellement
le désir de travailler que j'en suis épaté, n'y
ayant plus compté.
Bonne poignée de main aussi à De Haan et Isaäcson,
j'attendrai ta lettre le plus tôt possible après
le 1er février,
t à t, Vincent
At this time, Vincent was 35 year oldSource: Vincent van Gogh. Letter to Theo van Gogh. Written 30 January 1889 in Arles. Translated by Robert Harrison, edited by Robert Harrison, number 575. URL: https://www.webexhibits.org/vangogh/letter/19/575-fr.htm.
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