Mon cher Theo,
Déjà depuis plusieurs jours j'aurais désiré t'écrire à tête reposée,
mais ai été absorbé par le travail. Ce matin
arrive ta lettre, de laquelle je te remercie et du billet de 50 fr.
qu'elle contenait. Oui je crois que pour bien des choses il
serait bien que nous fussions encore ensemble tous ici pour une huitaine
de tes vacances, si plus longtemps n'est pas possible. Je pense souvent à toi,
à Jo et au petit, et je vois que les enfants ici au grand air
sain ont l'air de bien se porter. Et pourtant c'est déjà ici aussi difficile
assez de les élever, à plus forte raison est-ce plus ou moins
terrible à de certains moments de les garder sains et saufs à Paris dans
un quatrième étage. Mais enfin il faut prendre les choses comme elles sont.
M. Gachet dit qu'il faut que père et mère se nourrissent bien naturellement,
il parle de prendre 2 litres de bière par jour, etc.,
dans ces mesures-là. Mais tu feras certes avec plaisir plus ample connaissance
avec lui et il y compte déjà, en parle toutes les fois que je le vois,
que vous tous viendrez. Il me parait certes aussi
malade et ahuri que toi ou moi, et il est plus âgé et il
a perdu il y a quelques années sa femme, mais il est très
médecin et son métier et sa foi le tiennent pourtant. Nous sommes déjà
très amis et par hasard il a connu encore Brias de
Montpellier et a les mêmes idées sur lui que j'ai, que c'est
quelqu'un d'important dans l'histoire de l'art
moderne.
Je travaille à son portrait, la tête avec une casquette blanche,
très blonde, très claire, les mains aussi à carnation claire,
un frac bleu et un fond bleu cobalt, appuyé sur une table
rouge, sur laquelle un livre jaune et une plante de digitale à
fleurs pourpres. Cela est dans le même sentiment que le portrait
de moi, que j'ai pris lorsque je suis parti pour ici.
M. Gachet est absolument fanatique pour ce portrait,
et veut que j'en fasse un de lui, si je peux, absolument comme cela, ce que je désire faire aussi.
Il est maintenant aussi arrivé à comprendre le dernier portrait
d'Arlésienne, dont tu en as un en rose; il
revient lorsqu'il vient voir les études tout le temps sur
ces deux portraits et il les admet en plein, mais en plein,
tels qu'ils sont.
J'espère t'envoyer un portrait de lui bientôt. Puis j'ai
peint chez lui deux études, que je lui ai données semaine passée,
un aloès avec des soucis et des cyprès, puis
dimanche dernier des roses blanches, de la vigne et une figure blanche là-dedans.
Je ferai très probablement aussi le portrait de sa fille
qui a 19 ans, et avec laquelle je me figure aisément que
Jo sera vite amies.
Alors je m'en fais une fête de faire les portraits de vous tous
en plein air: le tien, celui de Jo et celui du petit.
J'ai encore rien trouvé d'intéressant en fait d'atelier
possible, et il faudra pourtant prendre une chambre pour y mettre
les toiles qui sont de trop chez toi et qui sont chez Tanguy.
Car il faut encore beaucoup y retoucher. Mais enfin je
vis au jour le jour - il fait si beau. Et la
santé va bien, je me couche à 9 heures, mais me lève à 5 h
la plupart du temps.
Mais lui aussi se plaint amèrement de l'état de choses
partout dans les villages où il est venu le moindre étranger,
que la vie y devient si horriblement chère. Il dit
qu'il s'étonne que les gens où je suis me logent et nourrissent
pour cela et que j'ai encore relativement à d'autres
qui sont venus et qu'il a connus, de la chance.
Que si tu viens et Jo et le petit, vous ne pourrez faire mieux
que de loger à cette même auberge. Maintenant rien, absolument
rien ne nous retient ici, que Gachet - mais celui-là restera
un ami à ce que je présumerais. Je sens que chez lui je peux faire un
tableau pas trop mal toutes les fois que j'y vais et il continuera
bien de m'inviter à dîner tous les dimanches ou lundis.
Enfin le père
Gachet est beaucoup, mais beaucoup comme toi et moi. J'ai lu
avec plaisir dans ta lettre que M. Peyron a demandé de mes
nouvelles en t'écrivant, je vais lui écrire que cela va bien
ce soir même, car il était très bon pour moi et je ne
l'oublierai certes pas.
Desmoulins, celui qui a des tableaux japonais au
Champ de Mars, est revenu ici et j'espère bien le rencontrer.
Qu'est-ce qu'a dit Gauguin du dernier portrait
d'Arlésienne, qui est fait sur son dessin ? Tu
finiras par voir, je croirais, que cela est une des choses les moins
mauvaises que j'ai faites. Gachet a un Guillaumin, femme nue sur un lit
que je trouve fort belle, il a aussi un très ancien portrait
de Guillaumin par lui, très différent du nôtre,
noir mais intéressant.
Mais sa maison tu verras c'est plein, plein, comme un marchand
d'antiquités, de choses pas toujours intéressantes,
c’est terrible. Mais dans tout cela il y a ceci de bon que
pour arranger des fleurs ou des natures mortes, il
y aurait toujours de quoi.J'ai fait ces études pour lui,
pour lui montrer, que si ce n'est pas un cas où on lui payerait
en argent, nous le dédommagerons pourtant toujours de ce qu'il ferait pour nous.
Connais-tu une eau-forte de Bracquemond, le portrait
de Comte, c'est un chef-d'oeuvre.
Puis aussitôt que tu pourrais me les envoyer, je tiendrais absolument
à copier encore une fois toutes les Études au fusain de Bargue,
tu sais les figures nues.Je peux les dessiner relativement
vite, mettons dans un mois, les 60 feuilles qu'il y a, donc tu
enverrais un exemplaire en commission, je ferais en sorte de ne
pas les tacher ou salir. Si je négligeais d'étudier encore les
proportions et le nu, je me trouverais mal pris plus tard. Que cela ne te
paraisse pas absurde ou inutile.
Gachet m'a dit aussi, que si je voulais lui faire un grand
plaisir, il désirerait que je refasse pour lui la copie de la Pietà
de Delacroix qu'il a regardée très longtemps.
Dans la suite probablement il me donnera un coup de main
pour les modèles; je sens qu'il nous comprendra tout à fait
et qu'il travaillera avec toi et moi sans arrière-pensée,
pour l'amour de l'art pour l'art, de toute son intelligence.
Et il me fera peut-être bien avoir des portraits.
Je trouve seulement que tout le bruit
qu'ont fait les grands prix payés dans les derniers temps
pour des Millet, etc., ont encore empiré l'état de choses,
quant à la chance qu'on a rien que de rentrer dans ses frais de peinture.
C'est à avoir le vertige. Donc qu'y penserons nous, cela abrutirait. Mieux vaut
encore peut-être chercher un peu d'amitié et vivre au jour le jour.
J'espère que le petit continuera à aller
bien et vous deux également, jusqu'au revoir,
à bientôt, je vous serre bien la main.
Vincent
At this time, Vincent was 37 year oldSource: Vincent van Gogh. Letter to Theo van Gogh. Written 3 June 1890 in Auvers-sur-Oise. Translated by Robert Harrison, edited by Robert Harrison, number 638. URL: https://www.webexhibits.org/vangogh/letter/21/638-fr.htm.
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